Lanre Kolade, CSquared : « Le secteur privé doit comprendre ce dont le gouvernement a besoin pour trouver un terrain d'entente pendant les négociations »
Lanre Kolade est le président-directeur général du groupe CSquared, une entreprise technologique qui réalise des investissements commerciaux dans les infrastructures de haut débit dans toute l'Afrique.
Lanre a plus de 21 ans d'expérience dans l'industrie des télécommunications en Afrique francophone et anglophone. Avant de rejoindre CSquared, il était directeur général de Vodacom Business au Nigeria. Il a également été directeur général de Vodacom Business pour les régions d’Afrique de l'Ouest, de l'Est, du Centre et du Sud-Est.
Cette interview est disponible en anglais.
En tant qu’acteur privé, comment CSquared s’associe-t-il aux gouvernements africains pour développer des projets d’infrastructures numériques ?
Notre vision est de parvenir à une Afrique digitalisée, et nous y œuvrons en investissant de manière significative dans des infrastructures en accès ouvert à haut débit à travers le continent africain.
Historiquement, ces infrastructures furent construites et exploitées par les gouvernements. Au Royaume-Uni par exemple, British Telecom a mis en place d'importantes infrastructures de télécommunications et de fibres optiques en tant qu'entité gouvernementale. Le gouvernement a ensuite décidé qu'il fallait dégrouper l'infrastructure de fibre optique, la rendant ainsi accessible à d'autres opérateurs. Des fonds publics ont financé ces actifs. CSquared vise à reproduire la même chose dans les pays africains par le biais de financements privés. Nous avons besoin des gouvernements parce qu'ils sont des acteurs majeurs sur la plupart de ces marchés. La seule manière d'acquérir le droit de passage et d'accéder aux actifs existants tels que les câbles de garde à fibre optique (OPGW) sur un réseau électrique est de collaborer avec le gouvernement. La décision relative au choix de notre partenaire n'est pas de notre ressort. Il s'agit de savoir quel gouvernement est le plus ouvert à la collaboration.
La position de CSquared - et ce que nous avons constaté en particulier par exemple avec le Togo - est que nous ne pouvons pas réaliser notre mandat uniquement sur une base commerciale. Il doit y avoir une composante d'impact sur le développement. Nous l’avons démontré à travers notre partenariat public-privé (PPP) avec le gouvernement togolais. Sur de nombreux marchés, les gouvernements ont tendance à adhérer à une approche et à un point de vue axés sur la propriété en ce qui concerne les infrastructures de services publics qui pourraient être exploitées en tant qu'infrastructures de télécommunications. Nous apportons cependant des investissements privés pour permettre aux gouvernements d'accomplir ce qu'ils visent à réaliser. Nous préférons et choisissons de travailler avec les gouvernements que nous estimons transparents et avec ceux que nous estimons prêts à adopter le modèle d'accès ouvert qui remet souvent en question la position, l'état d'esprit et la perception de nombreux gouvernements.
Citons l'exemple du Niger, où le gouvernement possède et exploite un opérateur historique de télécommunications, Niger Telecom. L'opérateur historique est présent à tous les niveaux du marché des télécommunications. Un modèle d'accès ouvert permettrait d'accélérer le développement de l'infrastructure fixe. Dans ce contexte, notre intérêt risque d'être mal interprété comme une volonté de faire concurrence à Niger Telecom. La seule façon de procéder dans un pays comme le Niger est de conclure un partenariat avec Niger Telecom. Le gouvernement met alors en place le cadre réglementaire permettant de passer d'un accès fermé à un accès ouvert. Ainsi, au Niger, pour construire des réseaux de fibre optique, il faut utiliser l'infrastructure de Niger Telecom.
Au Togo, le gouvernement a adopté une approche différente. Il a décidé de mettre en place un cadre de vente en gros. Nos discussions avec le ministre de la transformation numérique ont permis d'établir la réglementation relative à l'accès ouvert au Togo. Le gouvernement togolais reconnaissait la nécessité d'un tel cadre. Il a donc estimé qu'il fallait libéraliser le système de télécommunications du pays et a accordé une licence à CSquared en tant que fournisseur d'accès ouvert en gros.
Le choix de nos partenaires dépend également de l'alignement sur la transparence exigée par nos actionnaires, notamment la Société financière internationale (SFI, membre du groupe de la Banque mondiale), Google, Mitsui et Converge Partners. Nous devons nous assurer que tout ce que nous faisons est transparent et que les lois du pays dans lequel nous opérons facilitent cette transparence. Nous aidons souvent les gouvernements à formuler des recommandations concernant ces lois.
En outre, de nombreux pays ont déjà construit des infrastructures, parfois grâce à un prêt du gouvernement chinois. Nous constatons que ces pays souhaiteraient les exploiter en accès ouvert, mais qu'ils ne les ont pas commercialisées de manière efficace. CSquared intervient pour les conseiller et leur donner une vision plus holistique, des projections et une compréhension des aspects financiers pour une commercialisation efficace. Nous expliquons clairement au gouvernement partenaire que nous n'entrons pas sur le marché pour lui retirer son mandat. En revanche, nous intervenons sur le marché pour faciliter leur mandat et les aider à mieux monétiser leurs actifs tout en conservant une participation dans l'entité. En fin de compte, il s'agit d'une relation symbiotique avec une efficacité optimale.
Quels sont les points les plus difficiles à aborder dans le cadre de la collaboration avec les gouvernements pour la réalisation de projets numériques ? Quelles stratégies ont été utiles pour faire face aux contraintes que vous avez rencontrées ?
Après deux ans de négociations avec le gouvernement du Togo, je dirais que le point le plus difficile, d'après mon expérience, est de présenter au gouvernement les avantages du partage des actifs. Il s'agit de permettre au gouvernement de saisir et de comprendre les opportunités qu'un modèle de partage des actifs pourrait offrir. Il est donc nécessaire qu'ils sachent que le secteur privé n'est pas nécessairement anti-gouvernement. Cela dit, le secteur privé doit savoir et comprendre exactement ce que le gouvernement demande. En comprenant ce qu'ils essaient d'obtenir, il est possible de trouver un terrain d'entente au cours des négociations.
En résumé, le principal problème réside dans le fait que les gouvernements ont tendance à protéger leurs biens souverains. Ils ne font souvent pas confiance aux intentions du secteur privé, mais il est important de dissiper leurs craintes que "certains partenaires du secteur privé ne soient là que pour soutirer de l'argent à leur pays". Au contraire, nous apportons des investissements étrangers directs dans leur pays, et non l'inverse. Cependant, tout investissement doit être rentable pour nous inciter à nous implanter dans le pays.
Les gouvernements doivent créer un environnement propice à l'établissement et à la satisfaction des entreprises privées. Un point que j'ai évoqué avec le ministre de la transformation numérique du Togo est que personne ne viendra au pays pour escroquer le gouvernement parce que le gouvernement détient une autorité et un droit de veto considérables. Si le droit de veto est important, les gouvernements doivent savoir comment et quand l'utiliser. Ils doivent également comprendre que l'État de droit prévaut et que ces pouvoirs doivent s'exercer judicieusement.
D'après votre expérience, quelles sont les caractéristiques des négociations entre l'Afrique francophone et l'Afrique anglophone ?
Je suis nigérian et anglophone. Cependant, j’ai vécu au Bénin pendant deux ans et au Cameroun pendant huit ans. Par conséquent, je connais les nuances de ces deux contextes.
Les partenaires francophones ont tendance à délibérer longuement sans forcément parvenir à un compromis. Négocier des changements sur une seule ligne d'un contrat peut prendre beaucoup de temps. Il y a beaucoup plus de délibérations avant d'arriver au résultat souhaité. En revanche, les pays africains anglophones partenaires ont tendance à être plus directs - la loi dit exactement ce qu'elle dit. La négociation des contrats est plus facile parce que ces partenaires sont enclins à aller droit au but. Il s'agit peut-être d'un héritage des différences entre la culture juridique anglaise et la culture juridique française.
Il faut un état d'esprit particulier pour relever les défis. Cependant, notre cabinet d'avocats basé à Paris comprend les subtilités culturelles des deux contextes. De plus, il est important de comprendre les nuances de chacun des pays et ce qu'ils essaient d'accomplir pour arriver au résultat escompté.
En ce qui concerne les résultats des négociations des gouvernements africains avec des partenaires locaux et internationaux sur des projets d'infrastructure numérique à grande échelle, qu'est-ce que les gouvernements africains font de bien et qu'est-ce qui ne fonctionne pas à votre avis ?
Je pense que la première chose qui fonctionne, c'est que les gouvernements se rendent compte qu'ils ont besoin d'un partenaire. Ils savent qu'ils ne peuvent pas tout faire seuls.
Ils sont donc nombreux à ouvrir leurs marchés pour faire face à ce problème. Mais la manière dont de nombreux gouvernements africains choisissent leurs partenaires manque de transparence. Chez CSquared, nous ne voulons conclure que des accords propres et transparents. D'une part, dans certains pays, la première chose qu'ils voient dans nos références est notre intégrité, c'est qu'il n'y aura pas de place pour les pots-de-vin ou la corruption en travaillant avec nous. D'autre part, pour d'autres, le fait que la SFI (de la Banque mondiale) soutienne CSquared est un signe d'accès au financement, ce qui peut être rassurant.
Beaucoup de gouvernements croient encore à la pleine propriété des actifs clés par l'Etat. Cependant, sur certains marchés, le gouvernement a fait des progrès pour encourager la collaboration avec le secteur privé.
Dans le contexte de la rivalité géopolitique de l'espace numérique et des enjeux liés à la cybersécurité, quelle est votre analyse sur la façon dont l'interaction entre ces sujets a un impact sur la transformation numérique de l'Afrique, à la fois en termes d'opportunités et de défis ?
C'est une question très complexe qui nécessite une réflexion particulière. Les pays africains doivent comprendre exactement quel financement ils reçoivent et comment.
Mon propos sera très partial, car l'origine de financement détermine la nature de ce que vous faites. Qui paie les violons choisit la musique. En effet, si votre financement provient de l'Occident, vous avez tendance à vous aligner sur l'Occident.
Mes actionnaires encouragent l'utilisation d'équipements occidentaux. Ainsi, sur l'ensemble de notre réseau, nous en disposons (d'équipements occidentaux). Lorsque nous achetons des actifs qui ne sont pas équipés de matériel occidental, nous intégrons généralement un programme d'échange de matériel afin de remplacer ces actifs dans un délai donné. C'est la situation dans laquelle se trouvent également de nombreux pays africains.
S'agit-il d'un contexte équilibré ? La réalité est que nous ne disposons pas nous-mêmes de la technologie en Afrique. Nous n'aurions pas eu autant de téléphones en Afrique sans les Chinois. Les Chinois ont démocratisé la possibilité de posséder un téléphone mobile en Afrique. Le coût était prohibitif lorsque Ericsson, Alcatel-Lucent et d'autres s'en chargeaient. Les Chinois ont proposé des alternatives moins chères qui nous ont permis d'y accéder. Il s'agit d'un exercice d'équilibre difficile pour de nombreux gouvernements. Cette situation a une incidence sur l'afflux de fonds des donateurs.
Comment évaluez-vous la position des acteurs multilatéraux sous-régionaux (par exemple Smart Africa, AfCFTA, CEDEAO, UEMOA) dans la mise en œuvre de projets numériques transfrontaliers (par exemple l'itinérance transfrontalière, les solutions régionales terrestres de fibre optique) ? Quels sont les principaux obstacles à la négociation de ces partenariats et quelles sont les recommandations sur la manière de les surmonter ?
Smart Africa, la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECA), la Banque africaine de développement, sont des catalyseurs de ces échanges. De nombreux pays africains sont membres de Smart Africa, par exemple, lorsque vous allez leur vendre une idée, vous pouvez avoir un impact sur plusieurs pays. La CEDEAO facilite les déplacements en Afrique de l'Ouest, ce qui favorise le commerce. Le problème vient cependant du fait que ces entités multilatérales ont déjà leur propre agenda et qu'il est donc difficile de leur vendre une idée. Je comprends que ce n'est pas nécessairement parce qu'elles ne veulent pas être flexibles, mais parce qu'elles doivent satisfaire des intérêts différents, ce qui nécessite des négociations approfondies et des compromis importants.
Chez CSquared, nous sommes actuellement en négociation avec le West African Power Pool, un partenariat entre les pays d'Afrique de l'Ouest qui ont mis en commun leurs réseaux électriques. Du Nigeria à la Guinée et au Sénégal, les réseaux électriques sont dotés d'une capacité de fibre optique. Si vous pouvez négocier avec le West African Power Pool, il vous sera possible de connecter pratiquement 14 pays d'un seul coup. Pour relever ce défi, il vous faudra peut-être deux ans, voire cinq ans, mais une fois que vous l'aurez relevé, vous aurez pu connecter un nombre impressionnant de 14 pays. L'inconvénient est qu'il faudra plus de temps pour parvenir à un accord, car il faut obtenir le consentement de ces 14 États membres. Par ailleurs, le fait qu'ils soient ensemble ne signifie pas qu'ils n'ont pas leurs propres nuances locales et leurs propres intérêts souverains à gérer.
La Banque africaine de développement fournit de bons financements et des prêts à faible taux d'intérêt, ce qui est bénéfique pour nous, car nos investissements nécessitent des financements durables. En outre, le fait d'être soutenu par les grands blocs tels que la CEDEAO et Smart Africa renforce notre crédibilité, ce qui facilite les discussions sur les partenariats et les projets. Pour moi, il y a donc plus de points positifs que de points négatifs lorsqu'il s'agit de travailler avec des entités multilatérales.
Comment les gouvernements peuvent-ils améliorer leur engagement et la participation des acteurs privés africains à la gouvernance du secteur numérique et de la cybersécurité ?
Il existe plusieurs moyens, notamment des règles d'engagement claires au préalable, une discipline fiscale et le respect de l'État de droit. L'autorité de régulation doit être transparente et travailler selon des lignes directrices clairement établies, par exemple en ce qui concerne l'acquisition de licences, etc. Des règles et des règlements clairs sont importants dans la mesure où ils facilitent les relations entre les entreprises et les pouvoirs publics. Ce que les gouvernements doivent également mieux faire c’est de s'assurer qu'une fois qu'un partenariat a été établi avec eux, par exemple dans le cadre d'un PPP, il n'y a pas de risque de nationalisation arbitraire de l'entité.
Quant à la deuxième partie de votre question, le cadre de la cybersécurité est essentiel. Tous les pays font référence à ce qu'ils appellent la souveraineté des données. Il est important que ces règles soient également claires. Les gouvernements doivent apporter les compétences adéquates pour étudier cette question au sein de leur marché unique et comprendre exactement comment, par exemple, les centres de données vont fonctionner sur le marché, quel type de données reste dans le pays et quelles sont les initiatives de cybersécurité au niveau national.
Les organisations privées auront leurs propres règles de cybersécurité, mais il est essentiel que le gouvernement mette en place le cadre propice à cette évolution. En effet, le secteur privé travaille dans le cadre des règles ou des politiques édictées par ses soins. Le gouvernement doit donc prendre l'initiative dans ce domaine. Toutefois, il doit suivre les conseils du secteur privé, qui maîtrise mieux ces aspects techniques.
Cet entretien fait partie de la série d'entretiens intitulée "Negotiating Africa's digital partnerships" (Négocier les partenariats numériques de l'Afrique), menée par le Dr Folashade Soule auprès de hauts responsables politiques, de ministres et d'acteurs privés et civiques africains afin de mettre en lumière la manière dont les acteurs africains construisent, négocient et gèrent des partenariats stratégiques dans le secteur numérique, dans un contexte de rivalité géopolitique. Cette série fait partie du projet de recherche sur les politiques de négociation des partenariats numériques de l'Afrique, hébergé par le programme de gouvernance économique mondiale (Université d'Oxford) et soutenu par le Centre pour l'innovation dans la gouvernance internationale (CIGI).