Lionel Chobli est le Directeur de la Guinéenne de Fibre Optique

Lionel Chobli : « Les rivalités géopolitiques dans le digital se répercutent au niveau local guinéen »

Lionel Chobli est le Directeur de la Guinéenne de Fibre Optique.

Cette interview est disponible en anglais.


Quelle est la stratégie de développement du numérique en Guinée ? Comment cette stratégie compte-t-elle résorber l’écart digital (digital gap) qui prévaut ? Comment cette stratégie s’insère-t-elle plus largement au niveau régional africain ?

Les gouvernements successifs en République de Guinée ont, depuis les années 2002-2003, pris à cœur les investissements et le développement de projets dans le secteur des télécommunications puis de l’économie numérique désormais. Après l’expérience avortée du partenariat stratégique avec la compagnie TELEKOM MALAYSIA (2005), c’est l’arrivée d’ORANGE (SONATEL) puis de MTN, qui a réorganisé le secteur et lancé une dynamique malheureusement enrayée par le manque d’investissements du groupe sud-africain qui a permis à ORANGE de devenir un opérateur dominant, à la limite du monopole en certaines matières. Par exemple, sur le plan des infrastructures dans la téléphonie mobile, ORANGE a creusé un écart déterminant avec ses deux concurrents, à tel point que l’État a été obligé de procéder en 2019 au partage et à la mutualisation des infrastructures physiques.

En termes de législation, le gouvernement du président Alpha CONDE a, de 2010 à 2021, multiplié les réformes y compris au niveau de la régulation, de la concurrence et de la fiscalité avec pour effet principal une baisse sensible du coût des communications. C’est au niveau des infrastructures de télécommunications que la Guinée a fait des progrès sensibles, découlant d’investissements structurants et lourds parfois portés par des montages financiers innovants. Le câble sous-marin de la GUILAB (Société Guinéenne de Large Bande) avec une participation majoritaire de l’Etat (52%) et l’investissement de tous les opérateurs de télécommunications et fournisseurs d’accès à internet homologués à l’époque en est un exemple. Créée en 2011, la GUILAB est devenue opérationnelle en 2014, lançant l’ère du haut voire du très haut débit en Guinée. Citons également le cas de la dorsale (backbone) nationale de fibre optique, un réseau interurbain de télécommunications transportant les capacités internet vers l’ensemble des 33 préfectures du pays, financée par un prêt chinois de type crédit-export (via la China EximBank) pour un montant de 238 millions de dollars pour 4300 kms de réseaux souterrains.

D’autres projets, publics ou privés continuent de se développer en Guinée et notre compagnie, la Guinéenne de Fibre Optique qui est un partenariat public-privé entre Electricité de Guinée (producteur, transporteur et distributeur exclusif d’énergie électrique en réseau) et MouNa Group Technologie SA (seule entreprise guinéenne existant encore dans le secteur des télécommunications en tant que fournisseur d’accès et des services internet), en est un exemple. L’État a été un facilitateur et un accompagnateur actif, saisissant l’opportunité de combler une faille ou un oubli du backbone : le maillage des métropoles donc l’accès au client final.

Il faut dire que ces chantiers répondent de manière effective au défi majeur auquel est confronté nos états dans l’espace CEDEAO : l’accès des populations, des entreprises et même des services décentralisés et déconcentrés de l’État à l’internet. Le digital tant vanté, désiré et porteur de solutions ne peut se passer d’infrastructures de qualité et sécurisées. Les projets régionaux existent comme le WARCIP, financé par la Banque Mondiale et sa nouvelle variante le WARDIP. Certaines institutions comme la Banque Africaine de Développement (BAD), la Banque Ouest Africaine de Développement (BOAD) et l’Union Européenne soutiennent également les projets de développement de la connectivité. L’UNICEF en Guinée s’est lancé dans la lutte contre « l’innumérisme » en initiant un projet d’équipement de 18000 classes numériques au primaire et au collège, sur 5-7 ans.

Bien entendu, les défis du continent : la bonne formulation des projets, leur structuration, la qualité des négociations avec les bailleurs de fonds, le transfert de compétences, la maintenance et surtout la disponibilité de l’énergie électrique, restent des sujets importants. Au-delà des intentions et des discours, un pays comme la Guinée n’est pas encore en mesure, en 2023, de lever l’impôt et les taxes sur un panier de 1000 entreprises significatives par les outils digitaux existants.


Quel rôle pour les partenaires extérieurs dans l’élaboration et la mise en œuvre de cette stratégie digitale ? Quels sont les principaux partenaires ? Quel est le rôle de la Chine qui semble particulièrement active tant au niveau de la fourniture des équipements que du développement des infrastructures numériques ?

Comment la Guinée choisit ses partenaires en fonction du type de projet digital ? Existe-t-il une stratégie partenariale/de diversification des partenaires ?

Les partenaires extérieurs de la Guinée sont peu intervenus dans la formulation et la mise en œuvre des stratégies. Si nous considérons l’économie numérique au sens large, en englobant les infrastructures et les services, on remarque que les cadres de l’administration guinéenne et ceux du secteur privé (ainsi qu’une diaspora riche en compétences qualifiées) ont toujours été très actifs voire jaloux de leurs prérogatives. Le secteur du numérique doit être, après les mines, les transports et les services financiers, celui qui draine le plus de flux d’entrepreneurs et de travailleurs de l’extérieur vers la Guinée. Y compris dans les services publics.

L’Union Européenne, la Banque Africaine de Développement, le groupe de la Banque Mondiale et à un degré moindre la Banque Islamique de Développement peuvent être cités parmi les chefs de file des partenaires sur ce segment. Viennent ensuite les groupes privés, techniques (Orange via SONATEL) ou financiers, qui ont à travers leur lobbying et leurs ambitions, considérablement influé sur l’organisation du secteur. Orange se retrouve aujourd’hui en Guinée comme un opérateur global, détenteur de toutes les licences possibles, des infrastructures de télécommunications jusqu’aux services financiers avec un rôle et un impact très important voire inquiétant pour certains nationalistes.

Enfin, la Chine a travers le financement et la réalisation du backbone national a joué un rôle déterminant en Guinée. La plupart des possibilités de développement de nouvelles infrastructures découlent d’une interconnexion possible avec la dorsale financée par EXIMBANK CHINA. En ce qui concerne les services, c’est HUAWEI qui a supplanté ZTE, initialement plus implantée, et qui s’arroge la plupart des marchés de fourniture d’équipements actifs et d’accessoires pour les projets publics et privés.

Néanmoins, au niveau institutionnel, les investisseurs majeurs et les agences américaines et proches de l’axe atlantiste (Royaume-Uni, Australie) préfèrent depuis quelques années décliner l’installation d’équipements chinois pour leurs projets. Les relations politico-économiques au niveau global se répercutent donc concrètement au niveau local. Prenons l’exemple de ce fournisseur d’accès internet guinéen qui s’est vu signifier par les services d’une chancellerie occidentale, le refus d’être connecté et équipé avec du matériel provenant d’entreprises chinoises.

Il faut noter cependant que le fameux accord-cadre entre la Chine et la Guinée n’a pas réservé la part qu’on aurait pu attendre à ce secteur. D’un montant minimum de 20 Milliards de Dollars, centré sur la réalisation d’infrastructures en échange de l’exploitation des ressources naturelles, l’accord-cadre a considérablement impacté le secteur des mines et celui de l’énergie. L’on aurait souhaité que les infrastructures de télécommunications en soient le troisième pilier pour accompagner le développement de la Guinée. En effet, de nombreux projets liés au télécommunications sont restés en attente de concrétisation. La prise en compte du secteur dans l’accord-cadre aurait pu doper la réalisation de ces projets comme les boucles métropolitaines de fibre optique (complémentaires du backbone), le développement de la TNT, la création d’un véritable réseau gouvernemental de communication …

Notons enfin le rôle de plus en plus actif des entreprises multinationales comme FACEBOOK, GOOGLE, NETFLIX qui structurent des projets d’infrastructures à dimension planétaire en s’appuyant sur leur surface financière pour casser le coût de la connectivité.


Comment se négocient ces contrats ? Quid du transfert de technologies et compétences dans ces contrats ? Quelles sont les difficultés rencontrées et comment sont-elles surmontées ?

Les grands contrats de financement et de réalisation d’infrastructures numériques ou de fourniture de services se sont jusque-là inscrits dans le cadre de la coopération bilatérale. Qu’il s’agisse du backbone conclu en 2014 et livré fin 2020 (financement EXIMBANK CHINA sur 30 ans avec un apport de 10% de l’État) ou des projets actuels d’interconnexion de toutes les universités, l’accès aux négociations est plutôt verrouillé. Ce qui importe pour les autorités guinéennes c’est le résultat et pour celles chinoises, l’assurance de l’exclusivité.

Les difficultés de la SOGEB (Société de Gestion et d'Exploitation du Backbone National) pour l’exploitation commerciale et la maintenance technique du backbone illustrent les difficultés de la coopération en termes de formation, de service après-vente et parfois de pertinence des choix des équipements.

Malheureusement, le matériel venu de Chine est purement et simplement remplacé en cas de problème inconnu ou insurmontable, par des équipements neufs, acquis en Occident et plus intelligibles pour les techniciens locaux. S’agit d’une stratégie décidée par la Guinée ou d’une règle imposée par les partenaires occidentaux ? Sur ce point, c’est le défaut de précision et de suivi quant aux questions de service après-vente et maintenance curative et préventive qu’il faut considérer.

Huawei semble en avoir pris conscience en renforçant récemment sa présence et en « africanisant » ses équipes techniques avec des compétences locales et sous-régionales.


Il existe une forte rivalité entre puissances dans le domaine du numérique surtout entre les Etats-Unis et la Chine. Les pays africains réclament aussi davantage de souveraineté digitale. Quelle est votre analyse ?

La rivalité entre puissances se matérialise très inégalement dans le secteur des télécommunications en Afrique. Si l’on met de côté les effets de translation des restrictions américaines et canadiennes voire australiennes et anglaises à l’égard des équipements chinois, il y a peu de terrains d’affrontement visibles à l’œil nu.

Dans le secteur des infrastructures, la Chine domine le marché avec ses capacités de financement et d’exécution défiant toute concurrence. Les USA semblent ne pas être intéressés par ce secteur, préférant largement l’énergie et les services financiers.

En ce qui concerne les services, ce sont plutôt les compagnies occidentales, moyen-orientales voire asiatiques et quelques groupes panafricains qui se font concurrence. Qu’elles soient françaises (Orange), anglaises (VODAFONE), marocaines (Maroc Télécoms via la marque MOOV), émiraties (ETISALAT), sud-africaines (MTN), malgaches (AXIAN) ou encore vietnamiennes (VIETTEL) ou indiennes (AIRTEL). Dans le secteurs du digital, notamment les applications et systèmes de paiement, USA et Chine sont quasiment inexistants. Les chinois concentrent leurs efforts dans les infrastructures physiques de télécommunications (les réseaux) et plus récemment et timidement dans celles digitales. Les compagnies nord-américaines sont effectivement plus dynamiques dans l’investissement puis le développement de solutions digitales. Prenons l’exemple de la digitalisation des services douaniers, commerciaux et logistiques : aucune compagnie chinoise ne s’illustre, contrairement à celles venant des USA, d’Europe et parfois de Singapour ou de Malaisie.

Le cas de VISA et MASTERCARD, bien que très présents et communicant beaucoup, reste assez marginal dans la mesure ou relativement peu d’africains sont bancarisés d’une part et utilisateurs de cartes bancaires d’autre part. Il y a de gros marchés (Egypte, Nigéria, Kenya, Afrique du Sud) qui cachent une forêt ou poussent plutôt des solutions de mobile money etc.

Il semblerait que le contrôle des télécommunications au niveau stratégique vers l’Afrique et en Afrique soit davantage un terrain de confrontation entre USA et Chine, à l’abri des regards : satellites de communication, renseignement, cybersécurité, lutte contre l’insécurité maritime etc. Les informations restent donc, par nature, relativement difficiles à obtenir.

Dans cet environnement et au vu des tendances observées, l’on pourrait dire que les Etats africains en général balbutient entre l’insouciance, l’éveil et la prise de conscience. Certains, pour des raisons historiques et/ou stratégiques ont néanmoins pris des décisions fortes et des options claires, qu’il s’agisse de l’Égypte (résolument attachée au solutions nord-américaines), de l’Afrique du Sud plutôt réputée jalouse de son indépendance et de la liberté de tisser sa toile avec les partenaires de son choix ou du Rwanda qui semble profiter des options nouvelles qui s’offrent sur le marché pour l’Afrique (Israël, Turquie, Roumanie …).

En Guinée, l’accès aux informations liées à la sécurité en général et à la cybersécurité en particulier est limité. Des quelques informations disponibles et de recoupements, l’on perçoit une forte activité des compagnies américaines, françaises mais également russes, turques et israéliennes. Avec la France, les USA et la Chine, les partenariats sont d’ailleurs bien plus institutionnels que commerciaux.


Quelle est la position de la Guinée sur les questions liées à la gouvernance de l’internet, les droits digitaux et la protection des données dans les instances internationales ?

La Guinée s’est dotée en 2016 d’une Loi sur la Cybersécurité et la Protection des Données à caractère Personnel en 2016. Elle a intégré la plupart des instances de promotion, régulation et gestion des sujets liés à la cybersécurité, à la gouvernance de l’internet etc.

Néanmoins c’est la mise en œuvre interne qui reste problématique. Prise des décrets d’applications, mise en place des instances notamment celles sensées être indépendantes ou paritaires, financement des activités … L’État pêche. La situation politique qui a prévalu en 2020-2021 n’a rien arrangé puisque les tensions liées à la révision opportuniste de la Constitution et à l’élection présidentielle ont entraîné des violations majeures du droit au sens large et de celui relatif aux télécommunications (coupures majeures d’accès libre aux services, coupures opportunistes de l’internet) et à la protection des données. Des voix se sont élevées contre les pressions faites sur les opérateurs, le détournement des données collectées pour l’identification biométrique des populations dans le cadre de projets d’état-civil ou d’inclusion financière ou encore la présence de compagnies réputées pour la surveillance illégale des communications et des citoyens.

Globalement, dans le régime d’exception qui prévaut depuis le 5 Septembre 2021 en République de Guinée, la situation en ces matières s’est significativement détendue. Les études menées en synergie par ORANGE ET HUAWEI montrent que le marché guinéen affiche un potentiel minimum d’1 milliard de dollars de chiffre d’affaires pour les opérateurs à l’horizon 2030. Il faut donc le structurer aux meilleurs standards, équiper le territoire en infrastructures numériques et favoriser les services utiles comme ceux à valeur ajoutée. La coopération, le PPP et l’équilibre dans l’ingénierie juridique, financière et le suivi des projets seront des facteurs déterminants avec comme conditionnalité majeure, la formation des ressources humaines locales.

 

Cet entretien fait partie de la série d'entretiens intitulée "Negotiating Africa's digital partnerships" (Négocier les partenariats numériques de l'Afrique), menée par le Dr Folashade Soule auprès de hauts responsables politiques, de ministres et d'acteurs privés et civiques africains afin de mettre en lumière la manière dont les acteurs africains construisent, négocient et gèrent des partenariats stratégiques dans le secteur numérique, dans un contexte de rivalité géopolitique. Cette série fait partie du projet de recherche sur les politiques de négociation des partenariats numériques de l'Afrique, hébergé par le programme de gouvernance économique mondiale (Université d'Oxford) et soutenu par le Centre pour l'innovation dans la gouvernance internationale (CIGI).